Les services de police et de renseignement en Allemagne, en Suède, au Danemark, en Pologne et même en Russie cherchent à percer les mystères de l'opération qui a conduit à l'explosion du gazoduc Nord Stream le 26 septembre 2022, entre la Russie et l'Allemagne.
Les services de police et de renseignement en Allemagne, en Suède, au Danemark, en Pologne et même en Russie cherchent à percer les mystères de l'opération qui a conduit à l'explosion du gazoduc Nord Stream le 26 septembre 2022, entre la Russie et l'Allemagne. © Indigo Publications - 2023

C'est l'enquête la plus sensible du continent européen, qui mobilise depuis maintenant un an des services de police et de renseignement en Allemagne, en Suède, au Danemark, en Pologne et même en Russie. Tous cherchent à percer les mystères de l'opération clandestine menée sans accroc, qui a conduit à l'explosion du gazoduc Nord Stream le 26 septembre 2022, entre la Russie et l'Allemagne. En remontant les traces des potentiels acteurs, ils espèrent retrouver la trace d'un commanditaire étatique qui se dérobe toujours à leurs yeux.

Au cœur des multiples enquêtes judiciaires et administratives : la recherche de l'équipage et du financier du petit voilier de 15 mètres, l'Andromeda, parti quelques jours auparavant du port de Hohe Düne à Rostock (Allemagne), qui a, pour la plupart des services européens mobilisés, servi de plateforme pour l'opération. Après des mois de recherche, l'itinéraire emprunté par les saboteurs présumés au cours de leur voyage de deux semaines et demie peut désormais être largement retracé. Les saboteurs présumés ont parcouru environ 500 milles marins, soit plus de 900 km, sur l'Andromeda.

Société écran à Varsovie

La location du navire a été payée par une société écran basée à Varsovie, Feeria Lwowa. L'entreprise est officiellement dirigée par des prête-noms qui ont des relations en Ukraine et pas un seul employé ne se trouve dans l'immeuble de bureaux gris de la capitale polonaise. Aucun numéro de téléphone n'est non plus associé à la société. Cependant, dans des documents judiciaires ukrainiens, Intelligence Online a retrouvé le propriétaire de Feeria Lwowa : Rustem Abibulayev, 41 ans, homme d'affaires de Kiev.

L'année dernière, dans le cadre d'une petite enquête anti-corruption ouverte en avril, soit avant l'explosion, des policiers ukrainiens avaient confisqué environ 125 000 dollars dans un coffre-fort de Feeria Lwowa. Sauf que quelques mois plus tard, en décembre, la justice de Kiev a changé son fusil d'épaule et a abandonné les poursuites, non sans préciser dans son jugement que Feeria Lwowa est bien la propriété de Rustem Abibulayev. 

La justice a également noté que l'homme d'affaires a vu ses revenus fortement augmenter ces dernières années. Ses sociétés ont grandi à l'ombre des contrats avec le pouvoir ukrainien. Selon les informations du consortium de journalistes mobilisés sur ce sujet (les médias allemands Süddeutsche Zeitung, ARD, Die Zeit, l'estonien Delfie, le suédois Expressen, le polonais Frontstory), son nom est désormais connu des enquêteurs allemands, ce qui pourrait expliquer pourquoi il a réagi de manière plutôt agressive lorsqu'il a été contacté par nos soins.

Homme d'affaires à Kiev

Rustem Abibulayev vit dans une communauté fermée à Kiev, un complexe pour personnes fortunées strictement gardé. Il ne semble guère apprécier l'État russe. Sur les réseaux sociaux, il a posté une photo de lui devant la boutique d'un célèbre dissident russe et opposant déclaré de Vladimir Poutine. Et dans une conversation engagée sur WhatsApp par l'équipe de journalistes, il a fini par envoyer un graphique montrant des sous-marins et des navires russes détruits.

Quelqu'un comme lui pourrait-il servir de façade financière pour une telle opération clandestine ? Nous avons souhaité lui poser la question de visu au début de l'été. Sa réaction a été des plus véhémentes : reconnaissant des journalistes devant sa propriété, il a commencé par les bousculer avant de monter dans sa BMW X3 pour les poursuivre, refusant de les laisser sortir de l'enceinte de la résidence.

Faux Roumain à Rostock

Deux de ses proches affirment que Rustem Abibulayev a été approché à l'époque des faits par un client de longue date qui lui a demandé de "régler" le sujet de l'Andromeda. Il est désormais établi que sa société Feeria Lwowa en a bien payé le loyer. Cependant, Rustem Abibulayev ne s'est pas présenté en personne pour le régler, d'autres ont été envoyés à sa place : un capitaine du nom de Mihail Popov, et un homme appelé Stefan Marcu.

Or, en mars 2023, plusieurs mois auparavant, les partenaires allemands de cette enquête, la Süddeutsche Zeitung, Die Zeit et la chaîne ARD, ont été contactés par une source anonyme désireuse de s'épancher. Cette personne a fourni au consortium de nombreux éléments à confirmer, notamment les noms d'Ukrainiens influents qui auraient été impliqués dans l'opération, comme le général Valeriy Zalouzhny, commandant en chef de l'armée ukrainienne, ainsi que des éléments relatifs à l'implication des services secrets ukrainiens, mais aussi britanniques, dans la confection des faux passeports, l'organisation d'opérations de plongée déguisées en recherche d'épave et l'utilisation de téléphones satellites.

Cette source anonyme avait précisément mentionné le nom de Stefan Marcu dans un courrier électronique et affirmait qu'on avait fourni à ce dernier un faux passeport roumain. Aujourd'hui, il apparaît que l'hypothèse était exacte : Stefan Marcu avait en effet déposé un passeport roumain à Rostock afin de louer l'Andromeda. En réalité, son vrai nom serait Valery K., un Ukrainien de 27 ans ayant des liens avec l'armée. Dans le passé, il a publié des photos de lui en uniforme sur les réseaux sociaux.

Usurpation d'identité en Ukraine ?

Il n'est pas certain que Valery K. soit l'un des acteurs, difficiles à identifier, dans ce drame en haute mer. Il a pu être entraîné dans cette affaire uniquement par le biais d'une usurpation d'identité. Une comparaison ADN entre des traces trouvées sur le navire et un échantillon prélevé sur l'enfant que Valery K. a eu avec une ancienne petite amie, qui vit en Allemagne, aurait été négative : Stefan Marcu, alias Valery K., n'aurait donc probablement pas été physiquement sur place. Néanmoins, il peut être laborieux d'évaluer les traces ADN sur un bateau qui a été loué à d'autres passagers par la suite. Lors d'une fouille du navire qui a duré trois jours en janvier, les enquêteurs allemands auraient retrouvé, cependant, une chaussette.

Les journalistes de la Suddeutsche Zeitung, de Die Zeit et d'ARD ont tenté de rendre visite personnellement à Valery K. en Ukraine, sans succès. Sa grand-mère a seulement précisé qu'il n'est pas rentré à la maison depuis longtemps, du fait qu'il sert dans les forces armées, notant au passage que son petit-fils "subit actuellement des pressions de toutes parts", sans qu'elle ne sache pourquoi.

En réalité, les enquêteurs allemands ont déjà été en contact avec Valery K… sans préciser s'ils le considèrent comme un suspect. Mais dans un rapport au Bundestag, le procureur fédéral Lars Otte a évoqué l'affaire en faisant remarquer qu'il avait été possible "d'identifier avec une quasi-certitude une personne qui ​​pourrait être impliquée" dans l'explosion de Nord Stream. Cependant, c'était avant le résultat de la comparaison ADN.

Société maritime balte

La source communiquant par e-mail avait soumis en mars un autre nom, qui aurait un "lien secret" avec Stefan Marcu. Selon notre enquête, ce nom figure désormais sur le radar des enquêteurs. Anonymisé, Maxim B., pas encore 30 ans, travaille pour une société maritime balte, à laquelle il fournit du personnel et des navires. Et celle-ci nourrit de forts liens avec l'État ukrainien : elle a gagné environ 11 millions de dollars ces dernières années grâce à des contrats du gouvernement de Kiev.

Les enquêteurs fédéraux allemands se demandent désormais si, comme pour Stefan Marcu, Mihail Popov ou Valery K., l'identité de Maxim B. est bien la bonne. Est-ce ainsi réellement Maxim B. lui-même qui a envoyé les passeports de Marcu et Popov au propriétaire de l'Andromeda à partir de son adresse Gmail, conduisant ainsi les enquêteurs à une adresse IP ukrainienne ? Maxim B. est joignable par téléphone. En réponse aux questions de nos partenaires allemands, il a répondu qu'il utilise la messagerie Gmail, mais qu'il ne se souvient pas avoir écrit un e-mail à Mola Yachting GmbH - dont la flotte comprend l'Andromeda - l'année dernière.

En l'état, toutes ces pistes ramènent à l'Ukraine, où Kirilo Boudanov, le directeur du GUR (renseignement militaire), multiplie les opérations spéciales amphibies audacieuses ces derniers mois. Ses forces spéciales sont montées en compétence, sur mer ou sur les côtes, grâce à l'expertise britannique (IO du 26/09/23).

Réticences polonaises

Le bureau du président ukrainien Volodymyr Zelensky a toujours nié toute implication dans l'explosion du gazoduc. Côté polonais, la persistance des enquêteurs de Varsovie à contredire la thèse principale des autres pays – à savoir suivre les pistes ukrainiennes – apparaît désormais étonnante. Le coordinateur des services secrets polonais, le secrétaire d'État Stanislaw Zaryn, a accordé une interview à nos partenaires allemands, dans laquelle il affirme avec conviction que l'Andromeda n'est pas adapté à une telle attaque.

Il est apparu que, lors de son périple de septembre 2022 au-dessus du pipeline, l'équipage a fait escale dans un petit port polonais, Kolobrzeg, et qu'il y a été contrôlé par les autorités locales. Stanislaw Zaryn affirme aujourd'hui qu'ils n'y ont trouvé aucun explosif, que le voyage du voilier n'avait qu'un but purement récréatif, et que toute autre version servait la propagande russe. Or cette version fait fi de l'ensemble des éléments glanés par toutes les autres enquêtes diligentées par les États européens limitrophes, qui se plaignent désormais ouvertement de la réticence polonaise à coopérer.

Les informations communiquées par Varsovie se font particulièrement rares et les demandes d'entraide sont traitées avec une extrême lenteur, voire ne sont pas traitées du tout. Ainsi, apparemment, il existe même des enregistrements vidéo de l'équipage de l'Andromeda depuis le port de Kolobrzeg. Varsovie ne les a tout simplement pas encore partagés. De facto, la Pologne fait partie des principaux bénéficiaires, avec l'Ukraine, de l'explosion de Nord Stream : sans le gazoduc, le pays peut engranger les honoraires de transit du gaz russe sur son territoire.

Tuyau néerlandais

Face à ces réticences, les enquêteurs allemands et associés continuent de s'accrocher à la piste de l'Andromeda, qui n'a regagné son port de départ de Hohe Düne que dans la nuit du 23 septembre 2022. Le mystérieux équipage y avait d'ailleurs débarqué sans même récupérer la caution de plusieurs milliers d'euros. Et les téléphones mobiles que les enquêteurs estiment avoir été utilisés par l'équipage ont été par la suite localisés en Ukraine. 

Leur certitude de l'implication du navire leur est confirmée par la reconstitution des informations du service néerlandais de renseignement, le MIVD, et celles de la CIA.

Ainsi, les agents du MIVD ont informé les Américains le 9 juin 2022 qu'une attaque contre le pipeline Nord Stream était prévue immédiatement après la fin de la manœuvre militaire régionale Baltops en mer Baltique, qui a duré jusqu'au 17 juin 2022. Selon une source du service néerlandais, habituellement très bien informé sur les dossiers russo-ukrainiens, un équipage de six personnes prévoyait de louer un navire en Suède. Munies de faux passeports nord-européens, elles devaient prétendre vouloir explorer une épave populaire de la mer Baltique, située à seulement cinq kilomètres du pipeline, pour y mener une opération planifiée le 19 juin 2022.

Après avoir reçu ces éléments du MIVD, la CIA avait immédiatement contacté les proches du commandant en chef de l'armée ukrainienne, Valeriy Zalouzhny, que la source anonyme des médias allemands a également cité dans son premier e-mail comme une personne probablement informée de l'opération sur Nord Stream. Zalouzhny supervise le 73e Centre d'opérations spéciales navales, une unité dont la mission inclut le "sabotage" (voir plus bas). Dans son rapport, le MIVD n'exclut pas la possibilité d'une "unité rouge", une attaque menée par un commandement militaire ukrainien non régulier. Selon le rapport, le président Volodymyr Zelensky n'était pas au courant de cette opération. Le but de l'agence américaine était clairement un message de prévention, voire de menace : ne faites pas ce que nous pensons que vous voulez faire. Ce message n'a été transmis au BND, le service allemand de renseignement extérieur, qu'à la mi-juin. Or le 19 juin, date de l'attaque potentielle selon la source du MIVD, tous se sont dit que l'information était frelatée, n'ayant pas vu le gazoduc exploser.

Faux passeports roumains

Or c'est ce même modus operandi qui a été utilisé en septembre, lors de la réelle explosion, avec quelques variantes. C'est donc depuis l'Allemagne – et non la Suède – qu'elle a été opérée avec une équipe de six personnes munies de faux passeports roumains – et non nord-européens. Et ce, non pas en juin, mais seulement en septembre 2022, quelques jours, là aussi, après une manœuvre maritime de l'OTAN qui venait de se terminer. Les navires de la marine étaient pratiquement encore sur le chemin du retour lorsque l'Andromeda est parti.

Un an après l'explosion, en septembre 2023, une équipe de plongeurs de choc dirigés par Gary Krosnoff, partis sur un navire professionnel avec des journalistes, a tenté de renouveler l'opération. Résultat : avec un bon matériel d'échosondage et d'éclairage, et malgré la petitesse de la plateforme à l'arrière de l'Andromeda, "c'est faisable"

Article mis à jour le 27/09/23 à 11 h 10.

© Copyright Intelligence Online. Reproduction et diffusions interdites (photocopies, intranet, web) sans autorisation écrite -