L'Événement | Azerbaïdjan, France
DGSE, Benalla et la Saur pris dans les guerres informationnelles de Bakou contre Paris
Un Français, placé en résidence surveillée dans la capitale de l'Azerbaïdjan depuis plusieurs mois, se trouve au centre d'une nouvelle campagne informationnelle relayée par les médias locaux… et des avocats.
Fin septembre, des articles ont fleuri dans les médias azerbaïdjanais pointant une potentielle affaire de corruption qui aurait impliqué l'ancien chargé de mission de l'Élysée devenu consultant en sécurité, Alexandre Benalla, et Anass Derraz, le directeur Moyen-Orient de l'industriel de l'eau Saur (IO du 23/08/22), présenté comme l'une de ses connaissances.
Ces médias, notamment l'Azerbaijani Press Agency (APA) ou encore Trend News Agency, faisaient référence à un article publié le 26 septembre sur internet à l'adresse flaremagazine.co.uk. La publication, qui reprend le même nom qu'un magazine de mode aujourd'hui disparu, a émergé à partir de juin à cette adresse internet, servant différentes campagnes d'e-réputation. Ce modus operandi – nommer un nouveau site servant des opérations informationnelles d'après un ancien titre de presse connu – est habituel : il a d'abord été utilisé ces dernières années par des acteurs privés occidentaux avant d'être repris directement par des opérateurs étatiques.
Confusion patronymique
Le site en question n'avait jusqu'alors publié aucun article concernant l'Azerbaïdjan. Pour autant, l'un après l'autre, les principaux médias du pays ont repris mot pour mot le texte de l'article de flaremagazine, en s'appuyant sur la confusion patronymique. Intitulé "Are Emmanuel Macron's companions under investigation in Azerbaijan?", l'article a relancé la bataille informationnelle entre Paris et Bakou.
Intelligence Online est en mesure de révéler qu'un texte similaire a déjà circulé, plusieurs semaines avant cette dernière publication, et a été notamment relayé par l'avocat azerbaïdjanais de Martin Ryan, ressortissant français détenu en Azerbaïdjan et accusé d'espionnage au profit de la DGSE (IO du 27/05/24). Son avocat à Bakou, dont la présence est imposée par la loi azerbaïdjanaise, a tenté de transmettre cet article à des médias français. La concomitance des deux voies pour pousser ce narratif signe l'origine de la campagne informationnelle.
Nouvelle pièce dans la machine
L'article en question fait référence à un contrat noué par Alexandre Benalla avec l'homme d'affaires russo-azerbaïdjanais Farkhad Akhmedov, révélé dès 2019 par Mediapart. Aucune preuve n'a été obtenue par Intelligence Online étayant les allégations de collusion entre l'ex-employé de l'Élysée et Anass Derraz dans le cadre de ce contrat. Contacté, Alexandre Benalla confirme connaître Anass Derraz mais réfute les accusations relayées dans les médias azerbaïdjanais.
En revanche, Anass Derraz apparaît dans une enquête menée par le service de sécurité intérieure de Bakou (DTX) sur Farkhad Akhmedov, lequel se trouve actuellement, selon les informations d'Intelligence Online, en délicatesse avec le gouvernement d'Ilham Aliyev. Établi à Dubaï pour la Saur, Anass Derraz a été arrêté en juillet, alors qu'il effectuait un déplacement professionnel à Bakou. Selon son avocate à Paris, il a été contraint de signer des documents rédigés en azerbaïdjanais lors de son arrestation, sans la présence d'un interprète. Il demeure en résidence surveillée sur place.
Martin Ryan, emprisonné à Bakou depuis décembre, a vu sa détention prolongée jusqu'à début janvier. Le décorateur de cinéma et artiste Théo Clerc a quant à lui été condamné à trois ans de prison par un tribunal azerbaïdjanais début septembre, pour avoir effectué des graffitis dans le métro de Bakou (IO du 17/09/24).
Le DTX est à couteaux tirés avec la DGSE depuis les expulsions croisées d'officiers de renseignement des ambassades à Paris et Bakou, fin 2023 (IO du 12/02/24).
Communicants sur le pont
Ironie du sort, l'agence chargée des relations publiques de la Saur n'est autre que Havas, qui relaie dans la sphère francophone les activités de l'organisation Free Armenian Prisoners. Ce groupe milite pour la libération d'un groupe de ressortissants arméniens faits prisonniers en Azerbaïdjan, parmi lesquels l'homme d'affaires Ruben Vardanyan, ex-ministre d'État de la région arménienne du Haut-Karabakh (ou Artsakh, IO du 18/06/24).
Ambassades visées
La représentation diplomatique de la France en Azerbaïdjan est prise à partie dans ces articles, qui soulignent notamment que "celle-ci montre son incapacité à défendre Anass Derraz, dont les recours s'enchaînent". Ce n'est pas la première fois que la diplomatie française est directement visée par de telles campagnes. Olivier Decottignies, ambassadeur de France en Arménie depuis l'été 2023, a fait l'objet d'accusations diffamatoires sur les réseaux sociaux, qui ont mobilisé la Direction de la communication et de la presse (DCP) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (IO du 01/04/24). Contactée, la DCP n'a pas répondu à nos questions sur cette nouvelle campagne informationnelle lancée par Bakou.
Si la Russie, la Turquie ou encore la Chine font partie des principaux acteurs surveillés en matière de manipulations de l'information, les services de renseignement français n'attendaient pas l'Azerbaïdjan sur ce secteur (IO du 21/06/24). Les offensives sur le terrain de l'information se sont succédé depuis 2023, dans un contexte de très forte dégradation des relations bilatérales entre la France, soutien de l'Arménie dans la guerre du Haut-Karabakh, et l'Azerbaïdjan.
Contactée, l'ambassadrice de France en Azerbaïdjan, Anne Boillon, n'a pas souhaité faire de commentaires. Quant à l'ambassadrice d'Azerbaïdjan en France, Leïla Abdoullayeva, elle n'a pas répondu à nos sollicitations.
L'anticolonialisme, une autre carte maîtresse
Misant sur l'anticolonialisme, l'ONG Baku Initiative Group (BIG) fustige de plus belle ce qu'elle présente comme "l'occupation illégale par la France de l'île de Mayotte", qui n'a été rien de moins que le sujet d'une conférence donnée à Bakou le 3 septembre. Le BIG a également condamné, à plusieurs reprises, "l'occupation" et "la violence" des forces de sécurité française en Martinique et en Nouvelle-Calédonie. Bakou avait déjà manifesté son soutien aux mouvements indépendantistes en Nouvelle-Calédonie au printemps. Le BIG, mis en place à l'été 2023, a lui-même noué des liens avec des mouvements indépendantistes, dont le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS).
Si le BIG a aussi dénoncé la prétendue politique colonialiste du gouvernement néerlandais, la majeure partie de ses accusations porte sur la France. La page d'accueil de son site internet est d'ailleurs éloquente : y figure un mini-planisphère répertoriant les régions considérées comme colonisées, en l'occurrence la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane française et la Corse. On y retrouve aussi une carte de l'Azerbaïdjan reliant les superficies desdites régions à celles des territoires azerbaïdjanais.
Les campagnes du BIG s'étendent aussi à l'Afrique. Une autre conférence a été donnée le 3 octobre par l'ONG, cette fois au sujet du néocolonialisme français sur le continent.
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